Conférence DYLIS - Guerin

De l’intérêt d’une approche sociolinguistique du lexique dans lesdits « parlers jeunes »

Emmanuelle Guerin

Professeure des Universités, UR DILTEC, Université Sorbonne Nouvelle

Lesdits « parlers jeunes », sont traditionnellement envisagés comme une forme d’argot contemporain, « argot des cités/banlieues » pour Goudailler (2002). À ce titre, leur analyse tient compte des trois fonctions attribuées à l’argot : ludique, cryptique et identitaire. On pose ainsi un cadre qui conduit à traiter, notamment le lexique, en rapport avec la forme supposément standard (pour ne pas dire le « bon usage ») du français. Il s’agit de tenter de voir à partir de quelles opérations les unités, a priori caractéristiques, s’écartent de la « norme ».

Ce serait donc intentionnellement que les locuteurs chercheraient à détourner ou à introduire des formes pour marquer, par leurs pratiques langagières, leur appartenance à une communauté, en marge de la communauté légitime. Cela implique que l’on considère des jeux d’équivalences supposant qu’il n’y aurait pas lieu de voir à l’œuvre des processus néologiques mais le développement d’un système concurrent.

Or, en abordant lesdits « parlers jeunes » du point de vue d’une (socio)linguistique qui aborde son objet par le prisme des usagers et leurs usages, qui met en perspective la compréhension de l’organisation du social à partir de l’observation de la langue (et non l’inverse), les équivalences ne sont plus si évidentes. On prend appui sur les principes d’une « sociolinguistique de la langue », telle que posés par Gadet (2012). En cherchant à regarder le fonctionnement des formes non-standard sans se référer d’emblée à celui de formes standard, on est en mesure de saisir leur spécifié.

Dans cette contribution, je me concentrerai sur le lexique afin de montrer qu’en effet certaines unités permettent l’évocation d’une réalité qui n’est pas prise en charge par le lexique standard, bien qu’on sache montrer qu’à la base du procédé de construction il y a une unité standard (verlanisée, apocopée, empruntée à une autre langue…). Ainsi, il est tentant d'analyser meuf comme relevant d’un usage dont l’intention est de crypter ou de jouer avec la langue pour se démarquer, sans envisager que son sens puisse s’écarter de celui de femme. L’observation des pratiques des locuteurs à partir d’une grille de lecture qui ne se fonde pas sur le principe d’équivalence permet d’éclairer un sens spécifique pour chacun des mots. En l’occurrence, meuf prend un sens générique et femme un sens spécifique (Guerin & Wachs, 2017). C’est en prenant en compte les pratiques, attitudes, habitus et références partagées par les locuteurs que l’on est en mesure de saisir à quel besoin communicationnel correspond l’introduction de meuf.

Dès lors, l’argument selon lequel les locuteurs chercheraient intentionnellement à se marginaliser s’affaiblit (sans être pour autant réfuté) : il est aussi question d’enrichir le système. Si tous les mots non-standard ne sont pas synonymes de mots standard alors on peut affirmer que lesdits « parlers jeunes » constituent un terrain d’où émerge une proportion remarquable de néologismes. Reste à se demander pourquoi. La jeunesse des locuteurs apporte une partie de la réponse : l’adolescence est une étape de transformation qui favorise la recherche d’affirmation par la démarcation des modèles adultes (Trimaille, 2004). Cependant, les pratiques sont observables dans une « communauté de pratiques » (Eckert, 2000) qui ne se réduit pas au seul critère d’âge.

Dans une approche communicationnelle de la variation (Guerin, 2017) on cherche à mettre en relation les facteurs d’ordres macro (normes collectives) et micro (normes situées) contraignant les locuteurs à actualiser telle ou telle forme au moment d’une interaction. Ce cadre permet de considérer les processus d’auto- et hétéro-marginalisation de la communauté de pratiques concernée (Guerin, 2018, 2020) favorisant des pratiques (notamment langagières), attitudes et représentations sociales qui s’écartent du cadre de référence standard. Autrement dit, les innovations repérées permettent, dans la plupart des cas, l’expression de réalités qui ne sont pas prises en charge par le lexique légitime puisque n’entrant pas dans le champ des pratiques et attitudes légitimes. Par exemple, dealer n’a pas le sens générique de « to deal » en anglais mais est utilisé pour spécifier une pratique de vente particulière dont l’illégalité suppose son exception dans le champ des pratiques sociales légitimes, ce qui peut expliquer l’absence d’entrée dédiée dans le lexique standard. Or, cette pratique de vente étant davantage répandue dans certains territoires, on comprend la nécessité de recourir à un verbe spécifique.

Supposer la synonymie empêche de voir l’enrichissement « naturel » de la langue avec pour conséquence de fournir un argument pour tenir à l’écart de la communauté nationale une part des locuteurs, soupçonnés d’auto-marginalisation (communautarisme, séparatisme…). Cette contribution se donne ainsi pour objectif de montrer le double intérêt du traitement desdits parlers jeunes en tentant de s’extraire du conditionnement posé par l’idéologie unilingue française (Boyer, 2001) : observer l’évolution de la langue française et apporter des éléments d’éclairage quant à l’organisation sociale.

Boyer H. (2001), « L’unilinguisme français contre le changement sociolinguistique », Travaux neuchâtelois de linguistique 34/35, 383-392.

Eckert, P. (2000), Linguistic variation as social practice, Oxford : Blackwell.

Gadet F. (2012), « Une rencontre inachevée : la sociolinguistique de la langue et la syntaxe du français parlé », in S. Caddéo, M.-N. Roubaud, M. Rouquier et F. Sabio (dir.), Penser les langues avec Claire Blanche-Benveniste, Presses de l’Université de Provence, 35-43.

Goudailler J.-P. (2002), « De l’argot traditionnel au français contemporain des cités », La linguistique 38, 5–24.

Guerin E. & Wachs S. (2017), « Dynamique des mots », in F. Gadet (ed.), Les parlers jeunes dans l’Île-de-France multiculturelle, Paris : Ophrys, 101–125.

Guerin Emmanuelle (2017), Éléments pour une approche communicationnelle de la variation, in Variation en question(s), Bilger M., Cappeau P., Guerin E. & Tyne H. (dirs), Bruxelles : Peter Lang.

Guerin E. (2018), « Les “jeunes de quartier” et les “Français”… Une approche sociolinguistique d’un processus complexe de marginalisation », in F. Pugnière-Saavedra & J. Fischer-Lokou (eds.), Marginalité : échec ou utilité sociale, Ottignies–Louvain-la-Neuve : EME Éditions, 57-77.

Guerin E. (2020), « À propos de l’identité française actuelle », Archipelies 10, [en ligne] https://www.archipelies.org:443, Presses de l’Université des Antilles.

Trimaille C. (2004), « Études des parlers de jeunes urbains en France : éléments pour un état des lieux », Cahiers de Sociolinguistique 9, 99-132.

Date: 
Lundi, 4 avril 2022 -
14:00 à 16:00
Lieu: 

A venir